Raymond Lemoine nous offre un regard à la fois naïf et franc d’enfant, et celui sensible et
teinté de mélancolie d’un homme d’âge mûr sur son enfance à Sainte-Agathe, au Manitoba.
La course du baptême
Où se trouvent les limbes? De toutes les destinations après la mort, l'emplacement du ciel était le plus évident; il se situait au-delà des nuages qui flottaient. Tout le monde le savait et les images saintes en étaient la preuve. Les personnages angéliques sur celles-ci flottaient dans les airs, entourés de beaux nuages blancs. Le purgatoire, lui, se trouvait non loin de l'enfer et se différenciait des autres feux plus majeurs en étant plus petit et en ayant une porte de sortie. Pour ce qui est de l'enfer, c'était officiel que ces sinistres mortels se trouvaient à l'autre extrémité de notre monde, c'est-à-dire, au centre de la Terre. Lors d'une de ses histoires du samedi soir, mon père avait fourni la preuve qui appuyait cette hypothèse.
Mon père était un homme qui ne parlait jamais pour ne rien dire et, ses histoires du samedi soir, précédées par quelques p'tites vites discrètement consommées par le raconteur, représentaient toujours un moment fort attendu pour nous, sa marmaille. Une de ces anecdotes anticipées racontait la tentative de l'homme pour trouver l'enfer. L'essai avait évidemment échoué lorsqu'après avoir creusé environ 2 km, les excavatrices de ces pauvres chercheurs d'enfer se mirent à fondre. D'après mon père, l'expérience témoigna une fois pour toutes la puissance du Bon Dieu et que celui-ci était de taille à faire face même aux plus grosses excavatrices de l'homme. C'était sans aucun doute la plus impressionnante des histoires de mon père.
L'endroit des limbes ne représentait qu'une partie de la curiosité qui m'obsédait. Mon intérêt pour les jeunes occupants de ce lieu clandestin me préoccupait davantage. Qu'avaient l'air ces âmes toutes neuves, forcées à une retraite hâtive avant même d'avoir moindrement goûté à la multitude d'insipidités qu'une vie sur terre leur réservait? Ces pauvres condamnés avaient-ils des ailes et, par conséquent, la mobilité et la liberté de voler dans les limbes comme le faisaient les anges dans le ciel? Étaient-ils plutôt rangés sur des étagères comme ma mère rangeait ses pots de conserves à la cave? Comment communiquaient-ils? Étant donné qu'ils n'avaient pas maîtrisé une langue avant leur départ précoce de la terre, avaient-ils appris une langue propre aux limbes? Le Bon Dieu, préfet du ciel, surveillait ceux qui avaient mérité le paradis éternel. Le diable, lui, agissait comme le doyen de l'enfer et du purgatoire. Alors, qui donc était chargé de ces centaines d'âmes flottantes dans les limbes. Les inconnues qui accompagnaient cette énigme éthérée la rendaient atterrante.
Face au désespoir, j’avais décidé de me donner la mission de protéger contre le malheureux destin des limbes tous les nouveau nés non baptisés qui auraient la bonne fortune de mettre les pieds chez-moi avant d'avoir été lavé du péché originel. La course du baptême vit le jour. Comme nous devions subir des exercices d'évacuation en cas d'incendie à l'école, la course du baptême ressemblait à un tel exercice en cas de décès d'un bébé visiteur païen. Je dois tout de même avouer que l'idée de ce plan de sauvetage n'était pas survenue de mon génie, mais plutôt de celui de ma cousine Janine.
De toutes mes cousines, Janine était de loin la meilleure. Dès le premier instant où nous avons fait connaissance, nous avons constaté que l'union de nos deux génies aboutirait un jour à de grandes choses pour l'humanité. Nos seules deux grandes différences - elle, une fille de la ville, moi, un gars de la campagne - ne faisaient qu'accroître notre compatibilité. Janine pouvait apporter à notre mariage intellectuel tous les éléments de sophistication que possédait le Grand Winnipeg. Non seulement pouvait-elle parler l’anglais sans aucune nuance d'accent français, elle était, à ma connaissance, la seule personne sur la planète qui arrivait à réciter, par cœur, toutes les chansons d'Elvis Presley ainsi que les dates où celles ci avaient atteint la première place du palmarès. Elle en avait de la classe, ma cousine.
(suite au prochain numéro)