Raymond Lemoine nous offre un regard à la fois naïf et franc d’enfant, et celui sensible et
teinté de mélancolie d’un homme d’âge mûr sur son enfance à Sainte-Agathe, au Manitoba.
Le troc des œufs
– Une digression dans le circuit –
C'était chez les Laplante, sur la rue Notre-Dame, que la tournée prenait une divergente. Là, ma mère et ma petite sœur nous quittaient pour être remplacées par mon oncle René. Les femmes restaient ensemble pour parler de choses de femmes tandis que nous, mes deux frères, mon père et mon oncle rebroussions chemin à l'insu des femmes. Mes frères et moi apprécions cette courte parenthèse secrète et masculine de notre journée en ville. Elle signifiait non seulement l'occasion de nous retrouver entre hommes, sans femmes, et plus important encore, sans petite sœur, mais surtout, cette digression aboutissait toujours sur la rue Marion où nous nous régalions de la meilleure crème glacée de la planète.
En été aussi bien qu'en hiver, cet arrêt au Dairy Whip était devenu un rituel. Mon père et mon oncle allaient nous chercher les plus gros cornets de crème glacée possible et il va sans dire que, pour cette occasion, le prix était sans importance. Ils nous revenaient toujours avec les cornets monstrueux de 55 cents. Durant notre bombance dans la voiture, fenêtres ouvertes en été, chaufferette au maximum en hiver, mon père et mon oncle s'absentaient du festin crémeux pour aller à l'hôtel voisin pour prendre rapidement quelques p'tites bières, bien méritées. La crème glacée était toujours bonne et il y en avait toujours assez pour nous contenter, parfois même écœurer notre grande passion que nous avions pour ce délice. À chaque fois, nous trinquions nos gueuletons en levant nos cornets jusqu’au toit de la voiture pour y laisser une tache ronde, symbole d'un autre régal bien réussi, inscrit pour toujours dans les annales historiques. Après une vingtaine de minutes, mon père et mon oncle nous rejoignaient, rassasiés et comblés par ces quelques petites gâteries que la vie sur terre nous permettait, nous nous dirigions ensuite vers la rue Notre-Dame retrouver nos femmes et continuer la tournée des œufs.
Chaque arrêt de notre chapelet de visites était obligatoirement arrosé avec un échantillon du nouveau Vin Maison, un vin fait à domicile d'après les recettes secrètes provenant de chaque famille. C'était indispensable que mes parents participent à chaque dégustation, car les divers vins avaient plus ou moins la même appellation. L'ingrédient principal des vins avait la même origine, car il avait été récolté à partir des vendanges de pissenlits de notre ferme. Heureusement, ma mère, grâce à sa corpulence plutôt généreuse, était à l'abri des effets de l'alcool. Cette immunité naturelle lui permettait de participer aux dégustations avec une ferveur impunie et sans la moindre ivresse.
Pour mon père, cependant, c'était une autre paire de manches. Le pauvre n'avait aucune résistance contre les effets grisants de n'importe quelle boisson forte. Ces quelques verres de vin de pissenlits, ajoutés aux quelques p'tites vites de la rue Marion, le menaient dans un autre monde beaucoup plus rond et éphémère que le nôtre. Enfin, pour mon père, le chemin de retour du troc des œufs se faisait sans qu'il s'en souvienne trop. Cependant, mes frères et moi n'avions qu'à regarder le toit marqué de la voiture pour revivre les bons souvenirs de notre journée en ville.